CHAPITRE 7
Asunciôn, Paraguay
Le riche Corse était en train de mourir.
Il se mourait depuis trois ou quatre ans mais les médecins lui donnaient encore deux ans à vivre, au minimum.
Il habitait une grande villa bâtie dans le style des missions espagnoles, au cœur d’un riche faubourg d’Asunciôn, au bout d’une longue allée bordée de palmiers, entourée par des acres de parc paysager.
La chambre du señor Prosperi se trouvait au premier étage et, bien qu’inondée de lumière, elle était à ce point remplie de matériel médical qu’elle ressemblait à une salle d’urgences. Son épouse, Consuela, une femme beaucoup plus jeune que lui, ne partageait plus sa chambre depuis des années.
Ce matin-là, quand il ouvrit les yeux, il ne reconnut pas l’infirmière.
« Ce n’est pas vous, d’habitude, dit-il d’une voix enrouée par les mucosités.
– Votre infirmière est malade ce matin », dit la ravissante jeune femme blonde. Elle se tenait à côté du lit et manipulait le goutte-à-goutte.
« Qui vous a envoyée ? demanda Marcel Prosperi.
– L’agence d’infirmières, répondit-elle. Je vous en prie, calmez-vous. Cela ne vous vaudra rien de vous inquiéter. » Elle ouvrit en grand la valve du goutte-à-goutte.
« Vous n’arrêtez pas de m’injecter des tas de trucs », grommela le señor Prosperi. Ces paroles furent les seules qu’il parvint à émettre avant que ses yeux ne se ferment et qu’il perde conscience.
Quelques minutes plus tard, l’infirmière remplaçante lui saisit le poignet pour lui prendre le pouls et, constatant qu’il était inexistant, tourna tranquillement la valve du goutte-à-goutte et la régla sur le débit normal.
Puis, le visage soudain déformé par la douleur, elle courut annoncer la terrible nouvelle à la veuve du vieillard.
*
Ben se redressa sur le sol moquetté, sentit le sang couler de son crâne, puis tomba à genoux.
Pris de vertiges, il avait l’impression que sa tête séparée de son cou tournoyait au-dessus de son corps immobile.
Les souvenirs l’envahissaient. Les funérailles, la cérémonie d’enterrement au cimetière de Bedford. Le rabbin qui récitait le Kaddish, la prière des morts : l’isgadal v’yiskadash shmay rabbo… Le cercueil de bois contenant les restes de son frère. La descente de la bière dans la fosse. Son père perdant son sang-froid. Il s’était écroulé sur le sol, les poings serrés, en poussant un cri rauque et plaintif.
Ben ferma les yeux. Les images du passé affluaient dans son esprit surmené. Le coup de fil en pleine nuit.
La route menant à Westchester County, chez ses parents. Il ne pouvait pas leur annoncer la terrible nouvelle par téléphone. Maman, Papa, il est arrivé malheur à Peter. Une seconde de silence ; suis-je vraiment obligé d’en passer par là, que dire d’autre ? Son père dormait dans son immense lit, bien sûr : il était 4 heures du matin, une heure ou deux avant l’heure à laquelle le vieil homme avait coutume de se lever.
Sa mère reposait sur le lit mécanique installé dans la pièce voisine. L’infirmière de nuit sommeillait sur le canapé.
Maman d’abord. C’était sans doute la meilleure chose à faire. Son amour pour ses fils était simple et absolu.
Elle murmura : « Qu’est-ce que c’est ? » et fixa Ben sans comprendre. Elle semblait avoir été tirée d’un rêve obsédant : désorientée, encore à demi plongée dans la torpeur du songe. Je viens de recevoir un appel de Suisse, maman, et Ben, s’agenouillant, posa la main sur sa joue douce, comme pour amortir le choc.
Sa longue plainte déchirante réveilla Max qui entra précipitamment dans la chambre de sa femme, une main en avant. Ben voulut le serrer dans ses bras, mais Papa n’avait jamais apprécié les démonstrations d’affection. L’haleine de son père était fétide. Ses quelques mèches de cheveux gris étaient en grand désordre. Il y a eu un accident. Peter… En de telles circonstances, on a tendance à s’exprimer par clichés et d’ailleurs, quelle importance ? les clichés rassurent ; ce sont des rails bien tracés qui nous permettent de nous déplacer avec facilité, sans avoir à réfléchir.
Au début, Max ne réagit pas comme Ben s’y attendait : le vieil homme restait de marbre, ses yeux brillaient de colère, pas de chagrin ; sa bouche formait un O. Puis il secoua lentement la tête, ferma les paupières et des larmes parcoururent ses joues pâles et ridées. Puis il s’écroula sur le sol. À ce moment-là, il lui parut frêle et vulnérable. Ce n’était plus l’homme solide qu’il avait connu, le formidable personnage aux costumes coupés à la perfection, toujours imperturbable, toujours maître de lui.
Max n’alla pas réconforter sa femme. Ils pleurèrent chacun de leur côté, tels deux océans de douleur.
Aujourd’hui, comme son père l’avait fait à l’enterrement, Ben serrait très fort les paupières. Il sentit ses jambes se dérober sous lui, tomba en avant, les mains tendues, et s’écroula dans les bras de son frère, puis se mit à le tâter pour s’assurer qu’il n’était pas le fruit de son imagination, que l’homme qu’il avait devant les yeux était bien réel.
Peter dit : « Salut frangin.
– Oh, mon Dieu, murmura Ben. Oh, mon Dieu. »
Il croyait voir un fantôme.
Ben respira profondément, prit son frère entre ses bras et le serra contre lui.
« Espèce de salaud… Espèce de salaud !
– Tu ne peux pas faire mieux ? » demanda Peter.
Ben relâcha son étreinte.
« Mais qu’est-ce que… »
Le visage de Peter était impassible.
« Il faut que tu partes. Quitte ce pays le plus vite possible. Immédiatement. »
Ben avait des larmes plein les yeux, il voyait trouble.
« Espèce de salaud, répéta-t-il.
– Il faut que tu quittes la Suisse. Ils ont essayé de m’avoir. Maintenant ils sont après toi.
– Mais qu’est-ce que… ? redit Ben d’une voix sourde. Comment as-tu pu… Quelle mauvaise blague nous as-tu jouée ? Maman est morte… elle ne voulait pas… Tu l’as tuée. » La colère envahissait son corps, courait dans ses veines, ses artères, empourprait son visage. Les deux frères, assis sur la moquette, se fixaient du regard : ils reproduisaient inconsciemment les scènes de leur enfance, à l’époque où, tout gosses, ils restaient assis l’un en face de l’autre pendant des heures, en babillant leur langage inventé, un code secret que personne ne comprenait à part eux. « Quelle foutue idée ?
– Tu n’as pas l’air content de me voir, Benno », dit Peter.
Peter était la seule personne à l’appeler Benno. Ben se leva, Peter fit de même.
C’était toujours une expérience étrange que de contempler le visage de son jumeau : il n’y avait jamais noté que des dissemblances. L’un des yeux de Peter était légèrement plus grand que l’autre. Leurs sourcils n’avaient pas le même dessin. Sa bouche était plus large que la sienne et un peu courbée vers le bas. Il avait une expression plus sérieuse, plus sévère. Pour Ben, Peter et lui ne se ressemblaient absolument pas. Pour n’importe qui d’autre, leurs différences étaient infimes.
Il fut presque déconcerté de s’apercevoir soudain combien Peter lui avait manqué, quelle blessure béante l’absence de son frère avait ouverte en lui. Il ne pouvait s’empêcher de considérer cette séparation comme une violence faite à son propre corps, une mutilation.
Pendant toute leur enfance, ils avaient été adversaires, concurrents, ennemis. Leur père les avait élevés ainsi. Craignant que la richesse n’amollisse ses fils, Max les avait envoyés dans toutes les classes de nature possibles et imaginables, ces institutions qui « vous forment le caractère » – allant du cours de survie où, pour toute nourriture, il fallait se contenter d’eau et d’herbe pendant trois jours, jusqu’aux camps où l’on pratiquait l’escalade, le canoë, le kayak. Volontairement ou pas, Max avait encouragé ses deux fils à se faire concurrence.
La compétition ne s’arrêta que lorsqu’ils fréquentèrent deux lycées séparés. La distance entre eux, et entre leurs parents et eux, leur permit enfin d’échapper à cette lutte.
Peter dit : « Sortons d’ici. Si tu t’es inscrit dans cet hôtel sous ton vrai nom, nous sommes foutus. »
La camionnette de Peter, une Toyota rouillée, était couverte de boue. À l’intérieur, les sièges étaient tachés, des ordures traînaient partout et ça sentait le chien. Il l’avait cachée dans un fourré, à une centaine de mètres de l’auberge.
Ben lui parla de l’horrible course-poursuite où. il avait failli laisser la vie, près de Chur.
« Mais ce n’est pas tout, poursuivit-il. En venant ici, un type n’a pas cessé de me suivre. Depuis Zurich.
– Un type au volant d’une Audi ? » demanda Peter en faisant démarrer le moteur arthritique de la vieille
Toyota et en s’enfonçant dans la pénombre de la route de campagne.
« Exact.
– Une cinquantaine d’années, cheveux longs avec une espèce de queue de cheval, style hippie sur le retour ?
– Exactement.
– C’est Dieter, mon observateur. Mon antenne. » Il se tourna vers Ben et sourit. « Et mon beau-frère, en quelque sorte.
– Hein ?
– Le frère aîné de Liesl et son protecteur. Ça fait peu de temps qu’il m’estime assez bon pour sa sœur.
– Un expert de la surveillance, tu parles ! Je l’ai repéré. Et j’ai volé sa voiture par-dessus le marché. Pourtant je suis un amateur, moi. »
Peter haussa les épaules. Il regardait de temps en temps derrière lui tout en conduisant.
« Ne sous-estime pas Dieter. Il a passé treize ans dans les services de contre-espionnage de l’armée suisse, à Genève. En outre, il ne faisait aucun effort pour se cacher de toi. Il faisait de la contre-surveillance. C’est juste une précaution que nous avons prise dès que nous avons appris que tu avais débarqué dans le pays. Son travail consistait à savoir si quelqu’un te suivait. Te surveiller, te filer, s’assurer qu’on n’attenterait pas à ta vie, qu’on n’essaierait pas de t’enlever. Ce n’est pas une voiture de police qui t’a sauvé la mise sur l’A3. Dieter a déclenché la sirène pour tromper tes poursuivants. C’était le seul moyen. Nous avons affaire à des professionnels de premier ordre. »
Ben soupira.
« "Des professionnels de premier ordre. " "Ils sont après toi. " "Ils. " Qui sont-ils ? Bon Dieu !
– On dira la Corporation, pour faire simple. » Peter regardait dans le rétroviseur. « Dieu seul sait qui ils sont en réalité. »
Ben secoua la tête.
« Et moi qui croyais que je me faisais des idées. Tu as complètement perdu l’esprit. » Il sentit son visage rougir de colère. « Espèce de salaud, cet accident… J’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de foireux là-dedans. »
Lorsque Peter se décida à parler, il s’exprima de manière décousue, comme s’il pensait à autre chose.
« J’avais peur que tu viennes en Suisse. Il fallait que je me montre extrêmement prudent. Je pense qu’ils n’ont jamais vraiment cru à ma mort.
– Veux-tu me faire le plaisir de me dire ce qui se passe ? » explosa Ben.
Peter gardait les yeux braqués sur la route.
« Je sais bien que j’ai commis une chose terrible, mais je n’avais pas le choix.
– Après ça, Papa n’a plus jamais été le même, et maman… »
Pendant quelques instants, Peter roula sans rien dire.
« Je sais pour maman. Ne… » Sa voix devint coupante. « Mais je me contrefiche de ce que devient Max. »
Surpris, Ben dévisagea son frère.
« Eh bien, tu l’as prouvé, c’est réussi.
– C’était pour maman et toi… que je m’inquiétais. Je savais ce que vous éprouviez. Je voulais vous contacter, vous avouer la vérité. Tu n’imagines pas combien j’en avais le désir. Vous dire que j’étais vivant.
– À présent, veux-tu bien m’expliquer pourquoi ?
– J’essayais de vous protéger, Benno. Sinon, je n’aurais jamais agi ainsi. Si j’avais pensé que ma mort aurait suffi à tout arranger, j’aurais été trop heureux de les laisser me tuer. Mais je savais qu’ils s’en prendraient aussi à ma famille. Je veux dire à toi et à maman. Papa – en ce qui me concerne, Papa est mort depuis quatre ans. »
Ben était à la fois transporté de joie et furieux d’avoir été dupé. Il avait le plus grand mal à aligner deux pensées logiques.
« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne voudrais pas t’exprimer plus clairement ? »
Peter tourna les yeux vers un bâtiment ressemblant à une grande cabane, bâtie en retrait de la route. Une lampe halogène en éclairait l’entrée principale.
« Quelle heure est-il, 5 heures du matin ? Pourtant on dirait que quelqu’un est déjà levé. » Une lumière luisait au-dessus de la porte de l’auberge.
Il gara la camionnette dans un espace dégagé au milieu des arbres et coupa le moteur. Les deux hommes sortirent. L’aurore était froide et tranquille, on n’entendait que le faible bruissement d’un petit animal ou d’un oiseau, dans les bois qui s’étendaient derrière l’auberge. Peter ouvrit la porte et ils pénétrèrent dans un hall. Au comptoir d’accueil, éclairé par un néon vacillant, il n’y avait personne.
« Lumière allumée, mais pas un chat », dit Peter. Ben eut un sourire de connivence : c’était l’une des invectives favorites de son père. Il tendit la main pour faire sonner la petite cloche de métal posée sur le comptoir, puis arrêta son geste quand il vit la porte derrière le comptoir s’ouvrir et en émerger une femme bien en chair, serrant un peignoir autour d’elle. Elle fronçait les sourcils et clignait les yeux à cause de la lumière, furieuse qu’on l’ait tirée du lit.
« Ja ? »
Peter s’exprima rapidement dans un allemand parfait.
« Es tut mir sehr leid Sie zu stôren, aber wir hàtten gerne Kaffee. » Il était navré de la déranger, mais ils avaient envie d’un café.
« Kaffee ? grogna la vieille femme.
– Sie haben mich geweckt, weil Sie Kaffee wollen ? » Ils l’avaient réveillée rien que pour avaler une tasse de café ?
« Wir werden Sie fur ihre Bemuhungen bezahlen, Madame. Zwei Kaffee bitte. Wir werden uns einfach da, in Ihrem Esszimmer, hinsetzen. » Ils la dédommageraient, l’assura Peter. Deux cafés. Ils aimeraient simplement s’asseoir dans la salle.
L’aubergiste mécontente secoua la tête et se dirigea en boitillant vers un renfoncement, près de la petite salle à manger obscure, alluma les lumières et une grosse cafetière en métal rouge.
La salle était petite mais confortable. Dans la journée, ses grandes fenêtres sans rideaux offraient sans doute aux clients une vue magnifique sur la forêt où l’auberge était nichée, mais à présent elles étaient totalement noires. Cinq ou six tables rondes couvertes de nappes blanches amidonnées et déjà dressées pour le petit déjeuner, étaient surmontées de verres à orangeade, de tasses à café et de coupelles de métal remplies de sucre brun en morceaux. Peter s’assit à une table pour deux, placée contre le mur, près de la fenêtre. Ben prit place en face de lui. L’aubergiste faisait mousser un pichet de lait dans le coin-cuisine tout en les observant à la dérobée, comme les gens ont coutume d’observer les vrais jumeaux.
Peter déplaça l’assiette et les couverts en argent pour pouvoir poser ses coudes.
« Tu te souviens de cette affaire sur les banques suisses et l’or nazi ?
– Très bien. » Ainsi c’était cela.
« Ça s’est passé juste avant que je ne quitte l’Afrique pour la Suisse. J’ai suivi cette histoire de près, dans les journaux de là-bas – je suppose que je m’y suis surtout intéressé à cause du séjour de Papa à Dachau. » Sa bouche se tordait en un rictus sardonique.
« Enfin bon, on a commencé à entendre parler de ces petits trafics juteux où trempait une ribambelle d’avocats et de financiers véreux. Ces escrocs s’étaient enrichis aux dépens des survivants de l’Holocauste désireux de récupérer leur patrimoine familial. Je crois t’avoir dit que j’avais lu un article quelque part sur une vieille femme vivant en France, une rescapée des camps de concentration. Un enfoiré d’avocat français qui possédait soi-disant des informations sur un compte en Suisse appartenant à son père, lui avait volé les quelques sous qu’elle avait passé sa vie à économiser. Il prétendait avoir besoin d’argent, tout de suite, pour démarrer la procédure, attaquer la banque. Rien que du baratin. Bien sûr, la vieille dame a payé – une somme équivalant à vingt-cinq mille dollars, qui lui permettait de subvenir à ses besoins quotidiens. L’avocat a disparu avec. Cette histoire m’a ému. J’avais du mal à supporter qu’une vieille dame sans défense se fasse abuser de la sorte, et je l’ai contactée, en lui offrant de rechercher gratuitement le compte suisse de son père. Elle s’est montrée méfiante et c’était bien compréhensible, étant donné ce qui venait de lui arriver. Mais nous avons discuté un moment, à la suite de quoi elle m’a donné la permission de commencer l’enquête. J’ai dû la convaincre que son argent ne m’intéressait pas. »
Peter, qui n’avait cessé de fixer la nappe tout en parlant, regardait maintenant Ben droit dans les yeux.
« Tu comprends, les survivants n’étaient pas poussés par l’appât du gain. Ils réclamaient la justice, ils voulaient retrouver un lien avec leurs parents morts, avec le passé. Pour eux, l’argent était secondaire. » Il détourna le regard et se mit à contempler la nuit, au-delà de la vitre.
« Même en tant que représentant légal de la vieille dame, je me suis trouvé confronté à des tas de problèmes quand il s’est agi de traiter avec la banque suisse. Ils prétendaient que le compte en question ne figurait pas dans leurs livres. La rengaine habituelle. Ces foutus banquiers suisses – c’est curieux, ils ne jettent jamais rien, de vrais sadiques anaux, ils gardent le moindre bout de papier remontant à Mathusalem, mais quand on leur pose une question précise, ils vous répondent, Oups, dommage, on a perdu la trace de ce compte. Mouais. C’est à ce moment que j’ai entendu parler de ce vigile employé par la banque où le père de la vieille dame avait ouvert le fameux compte. Le garde avait été renvoyé parce qu’il était tombé sur une opération de destruction organisée – des employés effectuant un "nettoyage" nocturne dans le but de détruire des documents remontant aux années 40. Il avait réussi à sauver une pile de registres.
– Je m’en souviens vaguement », dit Ben. L’aubergiste arriva chargée d’un plateau et, d’un air morose, posa un pichet de métal empli d’expresso et un autre de lait fumant, puis quitta la salle.
« Les autorités suisses n’ont pas beaucoup apprécié. Violation du secret bancaire, toutes leurs sacro-saintes conneries. Peu importait la destruction des documents. J’ai cherché la trace de ce type du côté de Genève. Il avait tout gardé, malgré les pressions de la banque, et il m’a laissé parcourir les dossiers.
– Et alors ? » Ben traçait des dessins sur la nappe blanche avec les dents d’une fourchette.
« Rien. Je n’ai rien trouvé sur cette affaire. Ni là, ni après d’ailleurs. Mais dans l’un des registres, je suis tombé sur un bout de papier. Plutôt intéressant. C’était un Griindungsvertrag parfaitement exécuté, parfaitement valide du point de vue légal et certifié – les clauses d’un contrat d’entreprise. »
Ben ne dit rien.
« Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, une sorte de corporation a vu le jour.
– Créée par les nazis ?
– Non. Quelques nazis en faisaient partie, mais la majorité des personnes concernées n’étaient même pas allemandes. Il s’agissait d’une liste répertoriant les membres d’un conseil d’administration. La plupart des grands industriels de l’époque y figuraient. Des Italiens, des Français, des Allemands, des Anglais, des Espagnols, des Américains, des Canadiens. Des noms très connus, même par toi, Benno. Parmi eux, quelques gros bonnets du capitalisme mondial. »
Ben tenta de se concentrer.
« Tu disais avant la fin de la guerre, c’est cela ?
– En effet. Début 1945.
– Des industriels allemands ont participé à la fondation de cette corporation ? »
Peter hocha la tête.
« C’était un partenariat d’affaires qui sautait allègrement au-dessus des lignes ennemies. Cela te surprend ?
– Mais nous étions en guerre…
– -Qu’entends-tu par "nous", Kemosabe ? En Amérique, les affaires sont les affaires. Personne ne t’a jamais appris cela ? » Peter recula, les yeux brillants. « Enfin, il y a des choses qui sont de notoriété publique. À l’époque, Standard Oil et I. G. Farben se partageaient la carte du monde, se répartissaient les monopoles sur le pétrole et la chimie, échangeaient les brevets et tout le toutim. Bon Dieu, n’oublie pas que Standard Oil alimentait l’effort de guerre de manière continue – alors, comment voulais-tu que les militaires se permettent d’intervenir ? Il fallait avant tout éviter que la compagnie ne connaisse des "problèmes de production". En plus, John Foster Dulles lui-même avait fait partie du conseil d’administration de Farben. Et la Ford Motor Company. Tous ces camions militaires de cinq tonnes qui constituaient l’essentiel du parc automobile de l’armée allemande. C’est Ford qui les construisait. Les machines Hollerith qui ont permis à Hitler de rafler les "indésirables", avec l’incroyable efficacité qu’on connaît ? C’est Big Blue, cette brave vieille société
IBM qui les fabriquait et en assurait la maintenance – merci Tom Wattson. Oh, et puis n’oublions pas ITT – ITT chapeautait Focke-Wulf, la compagnie qui fabriquait la plupart des bombardiers allemands. Tu veux que je te fasse rire ? Après la fin de la guerre, elle a intenté un procès contre le gouvernement américain pour obtenir une compensation financière, du fait que les bombardiers alliés avaient endommagé les usines Focke-Wulf. Je pourrais continuer comme ça pendant des heures. Hélas, on n’en sait pas tellement plus, mais je peux te dire que cela ne représente qu’une infime partie de ce qui s’est réellement passé. Ces personnages se fichaient éperdument d’Hitler. Ils vénéraient une idéologie supérieure : le dieu Profit. Pour eux, la guerre n’était qu’un dérivatif ponctuel – pas plus sérieux qu’un match de football Harvard-Yale – au milieu d’une série d’affaires bien plus essentielles, dont la quête du tout-puissant dollar. »
Ben hocha la tête.
« Désolé, frangin. Mais écoute-toi un peu. J’ai déjà entendu ça des milliers de fois. La rengaine de la contre-culture : la propriété c’est le vol, ne te fie jamais à quelqu’un de plus de trente ans – toutes ces foutaises dépassées frisant la paranoïa. Bientôt tu vas me dire qu’ils sont à l’origine du Love Canal. » Il reposa brutalement sa tasse de café qui heurta avec fracas la soucoupe. « C’est marrant, il était un temps où tout ce qui avait trait aux affaires t’ennuyait ferme. J’ai l’impression que tu as vraiment changé.
– Je ne m’attends pas à ce que tu acceptes tout cela d’emblée, dit Peter. Je te plante juste le décor. Le contexte.
– Alors dis-moi quelque chose de tangible. Quelque chose de concret.
– Il y avait vingt-trois noms sur cette liste, poursuivit son frère, retrouvant soudain son calme. Essentiellement des capitaines d’industrie, comme on les appelle. Quelques hommes d’État distingués – à l’époque, on croyait encore qu’il en existait. Ces types ne se connaissaient ni d’Ève ni d’Adam – quant à s’être rencontrés, n’importe quel historien jurerait que non. Et les voilà tous ensemble, unis par une sorte de partenariat.
– Il manque un maillon, dit Ben, en partie pour lui-même. De toute évidence, quelque chose a attiré ton attention pour que tu t’intéresses à ce document en particulier. Quelque chose t’a poussé à le prendre. Qu’est-ce que tu caches ? »
Peter sourit d’un air caustique puis retrouva son regard fixe.
« Un nom m’a sauté aux yeux, Ben. Celui du trésorier. »
Le cuir chevelu de Ben se mit à picoter, comme si des fourmis s’y pressaient.
« Qui était-ce ?
– Le trésorier de la corporation était un jeune génie de la finance. Un Obersturmfuhrer servant dans la SS par-dessus le marché. Son nom doit te rappeler quelque chose : Max Hartman.
– Papa. » Ben dut faire un effort pour reprendre son souffle.
« Il n’a jamais vécu l’Holocauste, Ben. Notre père était un salaud de nazi. »